Chapitre 15

– Tu te fous de moi ?

– Ben, non…

– Tu es en train de me dire que tu as un blocage mental quand un canon t’invite à boire un verre ?

– Oh, un canon…

– Quoi ? Elle s’est pris un jet d’acide dans la tronche depuis que tu l’as vue ?

– Non, non… mais…

– Bon alors, tais-toi !

Je ne suis pas très à l’aise quand on m’engueule en public. J’ai l’impression de retomber en enfance, quand ma mère m’expliquait à haute voix dans le bus qu’elle avait autre chose à faire que de ramasser mes slips sales dans ma chambre. Et là, Norbert me passe un savon en pleine boulangerie. Je surprends dans les miroirs des sourires gênés et des regards de biais, même le gamin Haribo semble ne rien perdre de la scène. Et, comme de bien entendu, une cliente à chignon commande tout le magasin : trois baguettes dont une coupée en deux, un pain de campagne, vous me le tranchez s’il-vous-plaît, deux religieuses, un mille-feuilles et des chouquettes, et puis mettez-moi donc un chiabata au chorizo. Ces gens-là, on devrait les stériliser.

– Bon, il faut tout reprendre depuis le début.

– Je suis né le 12 février…

– C’est ça, fais le malin ! En fait, t’es devenu complètement demeuré le jour où tu as reçu l’invitation à cette soirée d’anciens élèves. Une baguette, s’il-vous-plaît.

– Demeuré, c’est peut-être un peu exagéré…

– Non, non, demeuré ! Je sais ce que je dis ! Merci madame, au revoir !

Nous sommes à peine sortis de la boulangerie qu’une explosion de rires fait trembler la vitrine. J’ai les noms, je me vengerai.

– Tu étais avec une fille géniale et tu l’as plaquée du jour au lendemain à cause de cette soirée pourrie sans être capable d’expliquer pourquoi. Tu frôles l’infarctus avant d’aller à un rencart. Et tu te proposes d’écrire un livre sur les anciens du bahut ?

Je laisse parler Norbert, tandis que nous débouchons sur la place Félix-Eboué. J’aime bien cet endroit, où l’élégance des immeubles anciens semble faire la nique à la banalité des parallélépipèdes rectangles de la rue de Reuilly. Au passage piéton, nous croisons des collégiens hirsutes qui fument des cigarettes plus longues que leurs doigts. Sur un arbre, je vois un avis de recherche pour un chat noir : « Merdouille a disparu depuis le 16 juin. » Il a dû s’enfuir de chez ces tarés, oui !

– Tu m’écoutes ?

– Oui, oui… Je suis débile et régressif, un vrai loser.

– Non, ducon, je te demandai si tu aimais le hachis d’agneau.

Norbert aime beaucoup sa femme et manger de la viande. Sa femme aime beaucoup Norbert mais considère que les carnivores sont des assassins. Donc, quand Norbert veut manger de la bonne barbaque, il vient cuisiner chez moi. Au menu d’aujourd’hui : du riz à l’agneau, une recette libanaise avec des oignons, des raisins secs et de la menthe.

– C’est bon, dis donc !

– Un peu que c’est bon ! Tu sens ce parfum ?

– Oui… c’est de la menthe, quoi !

– Un philistin, voilà ce que tu es. Bon ! Qu’est-ce qu’on va faire de toi ?

– … ?

– Le problème vient visiblement de ton année de Terminale. Qu’est-ce qui c’est passé, cette année-là ?

– … euh, j’ai passé mon bac ?

– Allez, sors ta photo de classe.

– Je… je ne sais pas si je l’ai encore…

– Et moi, je suis Voldemort ! Magne-toi !

À contre-cœur, je me lève de table et me dirige vers le placard au bout du couloir. Je l’ouvre et Actarus me tend la chemise en carton « Lycée ». Il a son petit rictus habituel, je lui envoie mon fulguro-genoux dans le bas-ventre. Mon dossier à charge sous le bras, je me dirige vers le salon quand on frappe à la porte d’entrée. Un toc-toc-toc énergique et viril, qui délivre un message : « Moi, je n’utilise pas la sonnette, et t’as intérêt à rappliquer dare-dare si tu tiens à ta porte ! » J’ouvre, tout tremblant, et je tombe sur trois types taillés dans des colonnes Maurice avec des T-shirts « Taekwondo Club de Saint-Mandé ».

– Gaspard Vilain ?

 Oui, c’est moi. Malheureusement.

Chapitre 14

« Douleur lancinante dans la poitrine. »

Revenu chez moi en catastrophe, je tape mes symptômes sur Google. Je tombe sur un forum où Pomponette a eu le même problème que moi il y a un an, à 14h43. Plusieurs internautes lui sont alors venus en aide. Pour Poussinpiouvaldoise, « ça ressemble vachement à une crise cardiaque, ton truc ! » mais calzone59 n’était pas d’accord : « Meuh non ! Ça peut être dû à des quantités de raisons, qui n’ont rien à voir avec le cœur ». Pour les départager, un illustre professeur de l’Académie de médecine (caché sous le pseudonyme de poildeteub), a tranché : « Ben, tu vas mourir, mec ! »

Bon, ça suffit les conneries ! Je respire un grand coup en fermant les yeux. La douleur est toujours là. Je regarde ma montre, j’ai encore une heure pour arriver au rendez-vous avec Barbara. Bon sang, je ne vais quand même pas mourir le jour où je bois enfin un verre avec ce condensé d’ADN de Bruce Lee et de Nicole Kidman ! Je m’étends sur le sofa rose (oui, je sais, mais c’est Anne-Sophie qui avait choisi la couleur), juste en-dessous de mon poster de Mr Dynamite (là, c’est moi qui l’ai choisi, en remplacement de son affiche super rigolote de l’expo sur l’expressionnisme allemand). Jackie Chan, le torse recouvert de dynamite, tient un bâton allumé dans chaque main. Ses cheveux pleins de sueur sont collés tout autour de son visage, il est très sexy.

Après quelques minutes à peser le pour et le contre, je réalise péniblement que je ne suis pas Jackie Chan et que ma dynamite à moi est prête à exploser dans la poitrine. Tant pis pour Barbara, elle comprendra, elle me donnera une seconde, non, une troisième chance. Sûrement. Direction : les urgences de l’hôpital Saint-Antoine. Je reprends le métro, avec toujours cette impression que mon thorax est la porte d’un château que l’on tamponne à coup de bélier.

– Allongez-vous, monsieur, je vais vous ausculter.

Une charmante doctoresse place le médaillon froid et argenté de son stéthoscope sur ma poitrine glabre. Elle me rappelle vaguement quelqu’un.

– Vous avez des problèmes cardiaques ?

– Non.

– Vous êtes stressé en ce moment ?

– … euh, oui et non. Disons que…

– Ah, la vache ! Gaspard ! Gaspard Vilain ! Je t’avais pas reconnu !!

– … ?…

– Tu te rappelles pas ? Christelle Chomont ! Terminale A1 au lycée Maurice Ravel !

Christelle, bien sûr ! Putain de temps qui passe… On quitte une fille marrante aux cheveux courts et on retrouve une femme marrante aux cheveux longs.

Ça fait combien de temps, dis donc ?

– Eh bien, depuis le bac, je dirais… dix-sept ans.

– La vache, dix-sept ans ! Tu as raison ! Alors, qu’est-ce que tu deviens ?

– Oh, j’écris un peu et…

Elle éclate brusquement de rire.

– Quoi ?

– Non, c’est juste que….

Et elle rit à nouveau, d’un rire franc et sonore. À tel point que des curieux en blouse blanche s’arrêtent dans le couloir et passent la tête.

Tu te rappelles quand les mecs t’avaient sorti des douches et que tu t’étais retrouvé à poil dans les couloirs du gymnase ?…

– Euh, oui, oui, je… je me souviens, je te remercie…

– Tu criais « Ouvrez-moi ! Ouvrez-moi ! » C’était trop drôle…

– Ah oui, c’était… enfin…

– Et ton petit scoubidou qui s’agitait dans tous les sens ! Il faisait trois centimètres, le pauvre…

– Dis-moi, on pourrait pas parler d’autre chose ?

Trois collègues à elle sont désormais dans la pièce. Ça rigole sans aucune retenue. L’un d’eux appelle même un quatrième : « Eh David, viens écouter ça, tu vas te poiler ! » Le seul avantage de tout cela, c’est que je pourrai passer dans l’émission Toute une histoire, le jour où ils traiteront du thème : « Je me suis tapé la honte de ma vie en public ». Christelle se met à fouiller dans la poche de sa blouse.

– Attends ! Je crois que je l’ai… Ça y est, regarde !

Elle me tend une photo. Non, LA photo, LE document compromettant, LA pièce à conviction de l’enquête en recherche d’humiliation. Je me vois, nu, ridicule, paniqué devant la porte des douches.

– J’avais pas menti, hein ! Trois centimètres, j’avais dit ! Attends, j’en ai d’autres !

Tout le service est désormais autour d’elle. Elle sort d’autres photos de sa poche qui passent de main en main.

– Ça c’est quand tu t’es fait jeter par Sophie Mareuil, ça c’est quand tu t’es renversé ton plateau à la cantine…

– Mais… comment est-ce que tu as eu tout ça ?

Christelle hurle de rire, bientôt imitée par sa bande.

– Celle-là, c’est ma préférée ! Regardez !

– Wouah, la tronche de cake !

– Mais arrêtez ! Arrêtez !

Je tombe de mon sofa rose et me fais un mal de chien. En ouvrant les yeux, je vois Jackie Chan avec ses bâtons de dynamite. Dieu merci, je suis chez moi. Je me suis endormi. Il est 21h45 et j’ai raté le rendez-vous avec Barbara. La douleur dans la poitrine a disparu. Y a-t-il un rapport ?

– Ben, évidemment ! me dit Actarus en mangeant un yaourt. Réfléchis !

– En fait, je comptais un peu sur toi. T’es mon inconscient, oui ou non ?

– Oui, mais là, je mange.

Formidable.

Chapitre 13

« Même endroit, même heure, demain ? Barbara. »

Cet e-mail reçu la veille m’a enflammé l’esprit. La volcanique rousse tient visiblement à notre rendez-vous. Je n’en suis que plus troublé. Mais qu’est-ce qu’elle me trouve ? C’est peut-être une succube ou la rabatteuse d’une secte satanique. Ou bien veut-elle me demander un rein pour sauver sa sœur en Roumanie…

Je revois cette rouquine au corps superbe, aux cheveux longs et ondulés, aux yeux verts, qui me sourit. C’est peut-être un fantasme pour une beauté de se taper un moche. Comme les mecs qui veulent coucher avec une naine. Alors, je suis quoi, moi ? Un futur trophée posé dans sa vitrine, entre un homme marié et un doberman ? Non, madame, on ne dispose pas ainsi de mon corps ! Je ne suis pas un sex toy ! Bon, le troquet de l’avenue du Maine, c’est à quelle station ? Mouton-Duvernet, OK, je changerai à Denfert, zou !

Je pars deux bonnes heures en avance, cette fois, histoire de parer à toute éventualité. Un jeune à barbiche avec un K-way bleu estampillé « Action contre la faim » m’alpague à la bouche de métro. Je sors mon argument-massue qui a fait ses preuves :

– Je donne déjà !

– Ah merci, c’est sympa !

J’ai ma conscience pour moi : oui, je suis une pince mais j’ai fait un heureux. Dans le wagon, je me demande encore ce qui m’arrive. J’ai l’impression d’aller à un rendez-vous avec la bombe de la classe. Vous savez, la fille qui ne vous regarde pas parce qu’elle sait que vous la regardez, tout en trouvant normal que vous la regardiez. Et qui vous adresse uniquement la parole parce qu’elle n’a pas entendu l’énoncé de la dissert de philo pour vendredi, occupée qu’elle était à rire aux blagues du cancre. La fille située trois étages au-dessus de l’Olympe dont vous rêvez depuis votre bidonville crasseux. Barbara, c’est un peu elle, le mépris aristocratique en moins. Mais je ne sais pas si elle descend dans la fange ou si je monte dans les cieux. Disons que l’on se rencontre à mi-chemin.

Les yeux fixés sur une affiche de Iron Man 3, pendant que retentit le signal de fermeture des portes, je repense justement à ces déesses du lycée. La mienne s’appelait Sophie Mareuil. Blonde, cheveux longs, yeux bleus, taille de guêpe. Elle aurait pu faire partie des invités de la soirée nazie dans le château des 12 Salopards. Un jour, en cours d’anglais, on s’était retrouvé tous les deux au fond de la classe parce qu’on était arrivé en retard. Et comme elle avait oublié son livre, on suivait à deux sur le mien. Sa cuisse s’est collée contre la mienne puis nos doigts se sont touchés en tournant une page… Je n’en menais pas large. Elle a alors tourné son regard azuré vers moi et m’a demandé si j’avais écouté le dernier Depeche Mode. L’entendre chuchoter à douze centimètres de ma bouche, tout en sentant ses cheveux chatouiller ma joue, était d’un haut potentiel érotique. Sauf… qu’elle avait une haleine chargée, du genre chewing-gum goût « artichaud-réglisse ». Le chapiteau s’est écroulé aussi vite qu’il s’est monté. Mais bon, si elle m’avait proposé de me voir en dehors du lycée, je ne me serais pas fait prier. Ce qui n’est bien sûr jamais arrivé.

Le métro sort de terre et traverse la Seine. Je longe une frontière : à gauche, la BNF, Bercy, les cheminées d’usine… à droite, au loin, l’Hôtel de ville, la tour Saint-Jacques, Notre-Dame… D’un côté, le moche, le moderne, le gris, le sinistre. De l’autre, le beau, l’ancien, le prestigieux. Et si ma vie sentimentale allait elle aussi passer cette frontière ? Adieu, les filles-qui-louchent-mais-qui-sont-belles-à-l’intérieur, bonjour les top-qui-sont-belles-de-partout ?

À Quai de la gare, je suis pris d’une douleur à la poitrine. À Chevaleret, ça me lance. À Nationale, j’ai du mal à respirer. À ce train-là, à Corvisart, je suis mort. Je retombe sur Iron Man 3. Tony Stark a une batterie dans la poitrine et il la change quand elle est vide. Mais moi, je fais quoi ?

 

Chapitre 12

– Ça n’a pas de sens ! Ils n’ont pas pu créer Skynet à partir du bras du robot qui vient du futur !

– Et pourquoi pas ?

– Parce que ce bras, ce sont les hommes du XXème siècle qui sont censés l’avoir fabriqué, c’est-à-dire eux ! Et cet apport technologique, il vient pas du futur, comme ça !

– Eh bien, justement ! C’est la découverte de ce bras qui leur a permis de faire un bond en avant et de créer Skynet. Ensuite, ils ont perdu le contrôle de l’ordinateur, qui a détruit le monde.

La vie est un éternel recommencement. Combien de fois ai-je eu cette conversation avec Norbert sur les incohérences de notre film culte, Terminator 2 ? Épuisé par une nuit d’écriture de nouvelles blagues Carambar, je me suis invité chez lui en fin de matinée. Lorsque Solène, sa compagne, m’a proposé de rester pour le déjeuner, j’ai aussitôt accepté. En oubliant qu’elle était une militante végétarienne.

– Tu as de la chance. Aujourd’hui, je tente une nouvelle recette : de la soupe de giraumon au lait de coco. Ensuite, il y a des saucisses de soja avec de la purée d’artichauts. Et en dessert…

– Non, fais-nous la surprise ! dis-je, hypocrite.

– Oui, tu as raison !

Elle a dit ça avec un tel enthousiasme que c’en est touchant. Personnellement, à part une médaille commémorative d’Antoine Pinay, je ne vois pas ce qui pourrait être moins excitant. Mais je m’abstiens de tout commentaire. J’ai compris que les végétariens sont aussi susceptibles que les forains sont désagréables.

– Mais alors, toi ? T’es un T-1000 ou un résistant ? me demande Norbert.

– Comment ?

– Ben oui, tu vas tuer John Connor ou le protéger ?

– Mais de quoi tu parles ?

– Ta réunion d’anciens élèves, c’est évident que pour toi, c’est un voyage dans le temps. Tu comptes changer les choses, mais dans quel but ?

– Je ne sais pas de quoi tu parles.

– Ah non ? Tu veux que je te rappelle les faits ? Tu as plaqué Anne-Sophie après avoir reçu une invitation à une soirée d’anciens élèves de ton bahut. Et maintenant, cette histoire de bouquin. C’est quoi ton problème, à la fin ?

– Moi ? Mais… j’ai pas de problème.

– Et Barbara, tu la vois quand, finalement ?

– Ben, on n’a pas encore décidé d’une date.

-C’est bien ce que je dis, t’as un problème !

Solène vient à point nommé avec sa soupière. Je ne pensais pas être si content de manger de la soupe de… de quoi déjà ?

– De giraumon au lait de coco. C’est un cousin du potiron.

– C’est bath !

J’ai dit le premier qualificatif qui m’est venu à l’esprit. Très jeune. En se dirigeant vers la table, Norbert me souffle à l’oreille :

– Au fait, j’ai rien dit à Solène, tu la connais, elle est hyper-sensible, ça la foutrait en l’air. Fais comme s’il ne s’était rien passé.

– Mais de quoi tu parles ?

Solène me sert sa mixture épaisse, à la fois orange et blanche, et attaque direct :

– Alors, Gaspard, comment va Anne-Sophie ? Vous allez si bien ensemble ! Et vous partez où cet été ? En Bourgogne, comme l’année dernière ?

Dans un de ses prochaines vies, Norbert sera un marron, tombé d’un marronnier dans une cour d’école et ramassé par des gamins. L’un deux, une blondinette avec des couettes qui dessine des petits cœurs sur sa trousse, le prendra délicatement dans sa main et le transpercera avec une chignole avant de l’enfiler avec d’autres marrons sur un fil de scoubidou jaune pour en faire un collier. Il mérite au moins ça.

Chapitre 11

– Qu’est-ce qui t’arrive, Gaspard ? Ça va pas de me proposer des trucs pareils ?

– Pourquoi ? Je comprends pas.

– Ah, tu comprends pas ? Ben attends, je vais te lire ton œuvre !

Mon agent littéraire me passe un savon au téléphone au sujet de mes trois cents blagues Carambar. Visiblement, il ne les trouve pas hilarantes. J’y ai pourtant mis tout mon cœur.

– Je cherche un exemple significatif… Tiens, voilà ! « Quel est le comble pour un curé ? De se taper la cloche. »

– Je l’aime bien, celle-là.

– Consternant. Une autre : « Quel est le comble pour un bisexuel ? D’être né une année bissextile. » Minable. Et celle-là : « Quel est le film préféré des bonnes sœurs ? Intouchables. » Gaspard, enfin ! Je t’ai demandé des blagues Carambar, des plaisanteries débiles que vont lire des gamins ou des grands cons ! Et là, tu me sors des sous-entendus sexuels à chaque blague !

– Dis-moi, ça te dirait pas un roman-enquête sur un type qui retrouverait ses anciens copains de lycée un par un ?

Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je voulais couper court aux reproches de Jean-Marc et voilà que je lui balance un truc insensé. Un truc me chatouille l’oreille, je tente de l’éloigner et ma main atteint la joue d’Actarus. Et voilà, j’aurais dû m’en douter ! C’est mon inconscient qui a parlé ! Je lui en colle une et il part sans demander son reste.

– Ah mais c’est pas mal, comme idée, ça… ouais, ouais ! Surtout qu’en ce moment, les trentenaires régressifs, plongés dans leur passé, c’est très tendance !!

J’en reste bouche bée. La diversion a fonctionné bien au-delà de son but initial.

– Tu peux m’envoyer un synopsis ?

– … Oui, si tu veux.

– Et t’as un titre ? Attends, je viens d’en trouver un ! T’es prêt ?

– Oui.

A la recherche du temps perdu ! Ça m’est venu comme ça, génial, non ?

– … euh, c’est pas déjà pris ?

– Je crois pas. Écoute, je vérifierai sur Amazon. Là, j’ai pas le temps, mais on en reparle ! Et n’oublie pas de réécrire les blagues Carambar !

Mais qu’ai-je fait, mon Dieu ? Dans quoi me suis-je embarqué ? Un roman-enquête ? Partir à la recherche de mes anciens copains de lycée ? « Pa-thé-ti-que ! » me hurle Actarus à l’autre bout de l’appartement. J’ai la furieuse envie de lui courir après pour lui enfoncer mon tabouret dans le crâne, mais ce n’est qu’une chimère et je vais encore casser quelque chose. Il faut que je sorte. Envie subite de me faire un steak tartare. Dehors, le soleil brille, ce sont les premiers beaux jours de printemps. L’eau crachée par les lions de la fontaine de la place Félix-Eboué brille comme une cascade de diamants. Je suis dans un état second en arrivant chez le boucher.

– Bonjour, je voudrais 200 grammes de steak haché, s’il-vous-plaît.

– 200 kilos ?

– Euh non, 200 grammes.

– Ah, ah !

J’ai une soudaine illumination. Boucher, tu es mon ami. Mieux, mon sauveur ! Ton humour médiocre, tes calembours vaseux, tes jeux de mots bas-de-gamme – tout ce qui habituellement me gonfle – vont aujourd’hui me servir. Boucher, tu es l’un des derniers représentants de « l’esprit Carambar ». Je crois que je ne vais pas me contenter d’un steak tartare.

– Et puis, deux tranches de jambon épaisses.

– Épaisses ?

– Oui.

– Mince, alors !

Magnifique ! Je convertis illico ce mot d’esprit en devinette : « Que dit un rôti de porc devant une tranche de jambon ? Mince, alors ! » C’est bon, ça, coco ! Allez, plus que 299 !

– Autre chose ?

– Euh… deux cuisses de poulet.

– Les cuisses avant ou les cuisses arrière ?

– Eh bien… ah, ah ! Et puis, de la saucisse fumée.

– Attention, la saucisse fumée tue !

Vingt minutes plus tard, j’ai tout ce qu’il me faut pour satisfaire mon agent. Et aussi de quoi nourrir un régiment. Avec un sac de bidoche de chaque main, je traverse la place avec à mes basques une nuée de clébards. Je jette un œil aux lions de la fontaine. Eux, ils sont tranquilles. Ils ne se demandent pas ce que sont devenus leurs copains de la savane.

À mon âge, Belmondo avait déjà tourné Cartouche, Un singe en hiver, L’Homme de Rio, 100 000 dollars au soleil et Le Cerveau. Et Napoléon était sacré empereur. Moi, quel est mon bilan ? Je suis spécialisé en dessins animés pour enfants, j’écris des blagues Carambar et je suis obsédé par mes anciens copains de lycée. Jean-Marc a parlé de quoi, déjà ? De trentenaires régressifs, plongés dans leur passé ?

Tu sais ce qu’il te dit, le trentenaire régressif ?

Chapitre 10

– Non, mais vous comprenez, nous les serruriers, on a mauvaise réputation. Les garagistes et les plombiers, je dis pas, ce sont de vrais escrocs. Mais nous, m’sieur Vilain, nous ! On est presque d’utilité publique, on rend service.

– Vous allez réussir à ouvrir la porte ?

– Mais oui, en deux coups de cuillère à pot… Hop, ça y est, voyez ?

– Ah oui, c’est rapide. Je vous dois combien ?

– Mille euros.

OK, mon gars. Je vais te verser l’équivalent du prix d’un rein en Inde, mais tu vas le sentir passer. En lui donnant son chèque, je lui dit que mon voisin André, juste là, voudrait faire refaire ses serrures, à cause d’une ex un peu trop envahissante. Le regard du professionnel s’allume de mille feux. Il compte : une, deux, trois serrures ! Banco royal. Il me remercie en me tendant une main molle et collante, et sans plus s’occuper de moi, sonne à la porte. Je me retire avec discrétion et non sans une certaine élégance.

– Tu veux que je te dise ?

 Ça y est, je suis à peine rentré chez moi qu’Actarus me tombe dessus. Il me fatigue, lui.

 – Non, je préfère ne rien savoir. Au cas où on me torturerait.

– Je vais te le dire quand même : c’est tout petit ce que tu viens de faire.

– Ah oui ? Et toi, quand est-ce que tu retournes sur ta planète ? Ah, c’est vrai, j’oubliais : elle a été détruite par les forces de Vega. C’est ballot !

Actarus part pleurer dans un coin tandis que je me dirige vers mon répondeur. Pas de message de Barbara. J’allume mon ordinateur et me connecte sur ma messagerie. Pas d’e-mail non plus. Bon, je prends mon courage à deux mains et je lui écris. « Désolé, j’ai eu un accident hier soir. Sors de l’hôpital à l’instant. On reporte le rdv ? » Sobre, honnête. Je reçois la réponse cinq minutes plus tard : « D’accord, mais si tu me refais ce coup-là, je te pète un bras. » Sans le smiley rigolard à la ligne suivante, je mourrais d’une crise cardiaque dans la seconde. Cette fille est un bâton de dynamite.

A l’interphone, le gardien me dit qu’un colis trop gros pour ma boîte aux lettres m’attend dans sa loge. Je décide d’y aller tout de suite. Sur le palier, je croise mon serrurier en pleine « nervous breakdown » avec André.

– J’AI TROIS SERRURES !

– Oui, j’ai bien compris… Mais je vous fais un prix pour les trois.

– DONC, JE NE PAIE QU’UNE SERRURE ?

– Euh, non… pas tout à fait… Je vous fait une ristourne. Si vous voulez, le prix correspondra à deux serrures et demi.

– MAIS J’AI TROIS SERRURES !

C’est bon, la vengeance, parfois. Je descends les marches quatre à quatre. Je tombe d’autant plus vite, mais cette fois, pas dans les pommes. Je continue prudemment, une marche après l’autre, comme un petit vieux. Le gardien me donne un colis de Amazon, je réalise que ce doit être le coffret DVD de la saison 6 de Dexter ! Yes ! Tout à déchirer le carton d’emballage comme un gosse, je ne réalise pas que j’entre dans l’ascenseur en même temps que M. Brisset, mon « chippendale next door ».

Je lui adresse un petit sourire, qu’il me rend avant de regarder ses sandales Birkenstock marron clair. C’est long, six étages, quand on est à côté d’un homme qu’on a surpris nu sur le palier avec sa femme. Je n’ai jamais été aussi mal à l’aise de toute ma vie. Je crois que je me sentirais beaucoup mieux si Hannibal Lecter chantonnait le générique des Dossiers de l’écran à mon oreille. Au quatrième, je réalise que mon embarras doit être bien en de-çà de celui de mon voisin exhibitionniste. C’te honte, quand même ! Je réprime un sourire et aussi de lui adresser, en sortant de l’ascenseur, un « Et bonjour à vot’ dame ! ». Je ne suis pas comme ça.

– Et bonjour à vot’ dame !

Oups, ça m’a échappé ! M. Brisset ne répond pas. Il est digne, il est beau, il est habillé, il rentre chez lui. Devant la porte d’André, je vois le serrurier, seul et épuisé, qui me jette un regard de détresse. David n’a pas réussi à vaincre Goliath. Je l’abandonne à son triste sort.

Chute + rendez-vous de ma vie manqué + hôpital + serrurier = j’ai le droit de me reposer. Je lance Dexter et m’affale sur le sofa. Premier épisode : Dexter se rend à une réunion d’anciens élèves et tue l’un d’eux. Mais c’est quoi, ça, bon sang ? Un signe du destin ? Je veux une réponse !! Maintenant !!!

Chapitre 9

Quand devient-on vieux ? Aux premiers cheveux blancs sur les tempes ? Quand plus aucun commerçant ne vous appelle « jeune homme » ? Ou quand vous vous rendez compte que les filles qui vous émoustillent à la télé sont nées en 92 ? Je dois bien me l’avouer, j’ai 36 ans et je me sens vieux. C’est simple, j’ai connu des trucs dont les mômes qui me lisent n’ont jamais entendu parler : les VHS, le Minitel, Garcimore, les pompistes… Ce qui signifie que je peux dire « dans le temps » ou « à mon époque », comme le faisait mon grand-père. D’ailleurs, si j’avais été père à 18 ans, et que mon enfant soit devenu père à ce même âge, je serais aujourd’hui grand-père !

Cela dit, à 18 ans, j’étais bien loin d’être en mesure de procréer. Non pas que mon appareil génital ne fût pas complètement formé, il l’était, mais je ne vois pas bien avec qui j’aurais pu m’en servir. Quand on est moche adulte, il y a des chances d’avoir été moche ado. Et à cet âge, on ne s’intéresse pas aux vilaines comme on le fera plus tard (bien obligé), non, on vise le top ! On rêve aux inaccessibles ! On compense son physique ingrat en les faisant marrer, et là, on s’imagine que c’est dans la poche. Ah, le rire de gorge de Noémie quand j’imitai le prof de sciences nat’ ! Cela valait tous les cornes de rhinocéros au gingembre. Mais au final, rien ne se passait. Évidemment.

J’en suis là de mes réflexions quand je réalise que je suis en train de dormir. Un bruissement m’amène doucement vers le réveil, comme une bande de zombies en quête de chair fraîche. J’ouvre les yeux. Toute la classe de Terminale est là, dans ma chambre ! Il y a Céline Cholet, Sandra Manti, cette andouille de Vincent Malaga, Eric Trassac, Marie-Pierre Ledoux ! C’est dingue ! Et même Régis Stanzarsky, l’éternel délégué de classe avec ses lunettes et sa raie sur le côté ! Et la grosse Marion et le petit Frank ! Mais ils n’ont pas changé, c’est pas normal. Ils s’approchent tous de moi, collés les uns aux autres, les bras tendus. Qu’est-ce qu’ils me veulent ? Une femme en blouse blanche, bien plus âgée qu’eux, se fraie un chemin parmi eux et s’approche de moi.

– Monsieur Vilain ?

– … Hein ?

Je me réveille brusquement, une infirmière est penchée au-dessus de moi. Mince, je suis dans une chambre d’hôpital. Mes copains de Terminale ont disparu et un paysage de désespoir bergmanien est accroché au mur, en face de mon lit.

– Comment vous sentez-vous, monsieur Vilain ?

– Euh… ça va, je crois.

– Vous avez fait une chute hier soir et vous avez perdu connaissance. Mais le scanner montre que vous n’avez rien. Vous sortirez cet après-midi. D’accord ?

Mais pourquoi me parle-t-elle en articulant bien chaque syllabe, comme si j’étais un demeuré ? Elle pense peut-être que je suis sourd et que je lis sur les lèvres ? Cela ajoute à ma confusion. Une chute ? Ah, ça y est, ça me revient ! Mon rencart avec Barbara, Adam et Eve en tenue de M. et Mme Brisset sur le palier, la porte claquée en oubliant les clefs, mon gadin dans l’escalier et le coup sur la tête. Le plus fou dans tout ça, c’est que je n’ai pas vu ma vie défiler. Non, juste ma classe de Terminale.

– Pathétique, non ?

Je sursaute. Actarus est assis sur le bord de ma table de nuit, en train de manger des chips au paprika. Je sais qu’il est dans ma tête, mais je suis toujours surpris de le voir.

– Non, je disais : pathétique, non ?

– Oui, bon, et alors ?

– Non, je dis ça, je dis rien…

Il s’enfourne une poignée de chips, récupère avec la langue les miettes collées autour de ses lèvres, mais la plupart sont tombées sur sa poitrine. Actarus est un gros dégueulasse.

– Chcrumm, chcrumm… Et Barbara ?

– Quoi, Barbara ?

– Eh ben, Barbara, quoi !

– « Oh Barbara, quelle connerie la guerre » !

– Quel rapport ?

– Aucun, lâche-moi.

Chapitre 8

Ce soir est le grand soir. J’ai rendez-vous avec Barbara. Elle m’a sauvé la vie, elle est belle, elle m’a invité à boire un verre. Moi, je ne sais pas me battre, je suis moche et j’écris des blagues Carambar. Elle est Marilyn, je suis Sim. Pour me donner du courage, je me suis mis au sport cet après-midi. Peine perdue. J’ai fait cinq pompes et je crois que je me suis luxé le coude. Je décide alors de soigner mon apparence. Je vais prendre le même look que Michael Fassbender en Magneto des années 60 dans X-Men : le commencement : col roulé bleu marine et veste de cuir marron. J’ai la veste, reste à trouver le pull que je dégote au Printemps Nation. En revenant chez moi, je vois au loin des oiseaux qui volent en cercle. Il doit y avoir un gars qui meurt de soif vers Gare de Lyon. Arrivé devant l’immeuble, je tombe sur Jérémie, le jeunot du troisième étage. Il a l’air d’avoir oublié le code, je lui tiens la porte pour qu’il entre mais il reste dehors. Il attend Sarah, la jolie fille du deuxième. Il a repéré qu’elle faisait le chabbat et qu’elle ne pouvait pas actionner la porte électrique.

– J’attends qu’elle arrive et je lui dirai que moi aussi, je fais le chabbat. Comme ça, on attendra ensemble tous les deux que quelqu’un nous ouvre, ça nous rapprochera.

Il a l’air tout content de sa trouvaille. Je lui dis que j’ai vu Sarah avant-hier avec un grand blond ? Et hier avec une valise et des skis, direction Chamonix ? Non, pas le temps. Chez moi, je mets ma panoplie de mutant cool des sixties et devant mon miroir, bien sûr, je déchante. Sur Michael Fassbender, c’est classe, alors que sur moi, on dirait le capitaine Haddock qui aurait piqué une veste à Hutch.

– Tu croyais quoi ?

– Bon alors, toi, c’est pas le moment !

Je prends un cintre et l’enfonce dans l’œil d’Actarus, qui disparaît en hurlant. J’opte pour une tenue sobre et discrète. On sonne à la porte. Ça, c’est sûrement mon voisin André. Pas question de lui ouvrir, pas le temps, tant pis pour lui. Je me mets du parfum de mâle et je révise la fiche Wikipédia de Belle du seigneur, comme me l’a conseillé Norbert : Ariane, Solal, Genève, Belle-de-mai, 1935… bon, je le tiens. Je relis la phrase que j’ai tenté d’apprendre par cœur et que je pourrais sortir comme ça, l’air de rien : « Solal et son Ariane, hautes nudités à la proue de leur amour qui cinglait, princes du soleil et de la mer, immortels à la proue, et ils se regardaient sans cesse dans le délire sublime des débuts. » Il y a au moins deux contrepèteries là-dedans, non ? Bon, je laisse tomber la phrase, je vais m’embrouiller.

Je suis prêt ! En prenant les clés sur la commode de l’entrée, j’entends des voix sur le palier, et même des petits éclats de rire. Étrange. J’avance tout doucement près de la porte, regarde à travers le judas… et n’en crois pas mes yeux ! M. et Mme Brisset, mes voisins, dans le plus simple appareil ! Tout nus ! A poil ! Non pas en train de copuler, mais se prenant en photo ! Je comprends maintenant l’origine du coup de sonnette. M. Brisset a dû venir vérifier qu’il n’y avait personne à l’étage. En tombant sur moi, il aurait prétexté de m’emprunter du sel ou un tire-bouchon. Je détourne les yeux, abasourdi, j’ai l’impression de surprendre mes parents au lit. Puis, je me remets à observer ce spectacle improbable.

Mme Brisset étale son corps épais de quinquagénaire sur les marches tapissées de rouge de l’escalier, dans des poses lascives de vedette hollywoodienne des années quarante, avec sur les lèvres le sourire de la gamine ravie de faire quelque chose d’« interdit ». M. Brisset glousse, comme s’il avait retrouvé ses vingt ans. Il va être difficile, lors de la prochaine réunion de copropriétaires, de rester sérieux en l’écoutant parler des problèmes de chauffage, après l’avoir vu les roupettes à l’air. Quand Mme Brisset, très souple pour son âge, relève ses jambes pour faire le V de la victoire en hommage à Churchill, j’ai un haut-le-cœur.

Il est 20h20, j’ai rendez-vous avenue du Maine à 21h, il faudrait que je parte maintenant. Que faire ? Je m’effondre sur le sofa du salon. Je ne vais quand même pas rater le rendez-vous de ma vie à cause de voisins exhibitionnistes qui prennent le palier pour le salon des préliminaires de leurs ébats dégoûtants post-ménopause ? Je me rassure en me disant qu’ils vont bientôt se calmer, que cela ne peut pas durer une heure, que des gens vont arriver.

20h26 : M. Brisset a passé l’appareil photo à sa femme et fait gonfler fièrement ses biscotos. 20h31 : il prend une pose de statue soviétique, genre le fier paysan regardant au loin avec sa fourche à la main, sauf que ce n’est pas une fourche… 20h38 : Mme Brisset fait mine de grimper l’escalier comme une paroi, le postérieur bien en arrière. 20h41 : je vomis dans le porte-parapluie. 20h48 : je suis définitivement en retard. 20h49 : tant pis, je tente une sortie. Je me rue sur le palier et je claque la porte.

En haut des escaliers, je ne peux m’empêcher de tourner la tête vers les Brisset, qui ont le regard de la poule devant un couteau. Cela prend une seconde, pendant laquelle mon pied est en suspension dans l’air, juste avant de prendre appui sur la première marche. A ce moment précis, je réalise que mes clés sont restées à l’intérieur et je perds une demi-seconde. Mon pied, lui, a continué à descendre mais mon regard n’ayant pas suivi, je rate la marche et m’étale lamentablement dans l’escalier. Arrivé en bas, je me cogne la tête contre le mur. Devant une telle succession d’échecs, je décide de m’évanouir. Noir.

Chapitre 7

– Quel fruit est végétarien ?

– Quoi ? Mais ça veut rien dire !

– Allez, réponds !

– Mais j’en sais rien !

– La pastèque.

– … ??…

– Pastèque ! « Pas steak » !

– Mais c’est consternant.

Oui, je sais. D’un autre côté, c’est ce qu’on me demande : trois cents blagues Carambar. C’est la sixième, il m’en reste deux cent quatre-vingt-quatorze, je n’en peux déjà plus. Passer de Pokémon à Carambar, j’ai dû signer un papier avec mon sang à mes débuts, un soir que j’étais bourré. Mais ce n’est pas pour ça que j’appelle Norbert. Ce soir, j’ai rencart avec Barbara et ça m’angoisse terriblement.

– C’est quoi le problème ?

– Mais tu comprends pas ? C’est une belle fille ! Je suis habitué aux boudins ! Je ne sais pas comment ça marche, moi, les belles filles !

– Globalement, c’est pareil.

Norbert réfléchit deux secondes.

– C’est pas un travelo, au moins ?

Très constructif, merci Norbert. Ce qu’il me faut, ce sont des conseils. De quoi va-t-on parler ? Moi, moche. Toi, belle. Moi pas connaître ton langage. J’interromps ma conversation un instant, on vient de sonner à la porte. C’est André, mon-voisin-sympa-qui-parle-très-fort.

– BONJOUR, GASPARD !

– Bonjour, André.

– JE VIENS DE VOIR « SHUTTER ISLAND ». JE TE LE PRETE, SI TU VEUX, C’EST SUPER BIEN !

Il me tend le DVD du film de Scorcese.

– Ah merci, c’est sympa, justement, je voulais le voir.

– CA SE PASSE DANS UN ASILE PSYCHIATRIQUE. A LA FIN, ON APPREND QUE TOUTE L’HISTOIRE SE PASSE DANS LA TETE DE LEONARDO DI CAPRIO.

– Ah… merci, André.

– AU REVOIR, GASPARD !

– Au revoir, André.

Je balance le DVD sur le sofa et reprend le téléphone. Norbert me sort les règles de base pour un premier rendez-vous.

– Bon alors, ton livre préféré, c’est Belle du Seigneur.

– Jamais lu.

– Et moi je te dis que c’est ton livre préféré ! Toutes les nanas adorent. Tu vas sur Wikipédia et t’apprends l’histoire par cœur. Et tu te débrouilles aussi pour lui parler de feng shui, c’est un véritable aspirateur à gonzesses !

– C’est tout ?

– Et bien sûr, tu lui dis pas que tu écris des articles sur Pikachu.

– Pourquoi ? C’est mignon.

– Non, c’est pathétique.

On cherche alors longuement le métier que je suis supposé faire. Norbert écarte d’emblée toutes mes propositions : trader, steward, publicitaire, avocat, pilote de canadair, cosmonaute, doublure corps, boulanger paysagiste, etc. 

– Tu es scénariste d’émissions de télé-réalité.

N’importe quoi. Et si je n’y allais pas, tout simplement ? N’importe quoi.

Chapitre 6

La jolie stagiaire de 22 ans près de l’entrée me dit « bonjour ». J’emprunte le couloir et deux types en chemisette me disent « bonjour ». Devant l’ascenseur, une autre stagiaire me dit « bonjour ». Dans l’ascenseur, un bedonnant à lunettes me dit « bonjour ». En sortant de l’ascenseur, une femme en tailleur me dit « bonjour ». Oui, oui, « bonjour », d’accord, ça va ! On est où, là ? A l’Hippopotamus ?

– Ah, Gaspard, entre !

Je pénètre dans le bureau de Jean-Marc Latour, mon agent littéraire. Oui, j’ai un agent. Il croit en moi. J’ai écrit deux beaux romans, Ouistiti sexe et Les Odeurs de la Samaritaine, et il espère un jour les placer.

– Ch’tai gégoké un ruper concrat !

– Retire ton cigare, Jean-Marc, s’il-te-plaît.

– Pardon. Je disais : je t’ai dégoté un super contrat !

Mon cœur bat presque aussi vite que lorsque j’ai reçu hier l’e-mail de Barbara. Si ça se trouve, elle sera la première à qui j’annoncerai la sortie de mon livre ! Je pourrais même le lui dédier !

– Des blagues Carambar ! Génial, non ?

– … Quoi, des blagues Carambar ?

– Tu vas écrire trois cents blagues Carambar.

– Tu plaisantes ?

– Mais non !

Il me regarde comme si je lui avais mis une main au cul.

– Attends, à six mille euros, ça fait vingt euros la blague. Et puis, tu vas t’éclater !

Donc, si je comprends bien, l’interview par François Busnel, c’est pas pour tout de suite… D’un autre côté, six mille euros, c’est une somme. Sans un mot, je sors du bureau et réponds machinalement aux quarante-trois « au revoir » que l’on m’adresse jusqu’à la porte principale. Dehors, je respire mieux.

– M’sieur, m’sieur ! Il va mourir, m’sieur !

Quatre gamins m’alpaguent alors que j’arrive près du métro Sablon. L’un d’eux me prend par la manche et m’entraîne jusqu’à un corps agonisant, baignant dans une marre de sang, les tripes à l’air.

– Mais… qu’est-ce qui s’est passé ?

– Ben, c’est Ryan, m’sieur !

– Oh l’autre, tête de mort !

– Mais si, c’est toi, espèce de mytho ! On lui courait après et tu lui as marché d’ssus !

Je regarde le pigeon qui tente pathétiquement de battre des ailes. Alors, on fait moins le malin, hein ? Je vois le tableau : les gamins sont allés vers toi, tu as décollé paresseusement pour atterrir un mètre plus loin, genre « même pas peur ! », et puis, manque de pot, Ryan est allé plus vite que toi et il t’a écrabouillé. Bien joué, Ryan ! C’est l’intestin grêle qui sort de ton ventre ? Ça donne envie de tirer dessus et de te faire tournoyer dans les airs. T’as pas envie de jouer à l’hélicoptère ? Je sais, c’est injuste, mais tu paies pour les autres. Pour toutes ces crottes reçues sur les cheveux à la terrasse d’un café ou sur le costume avant d’aller à un rendez-vous, pour ces vols en rase-motte au-dessus de nos têtes qui font sursauter, pour toutes ces maladies que vous véhiculez. Il n’y a que les mamies à croûtons pour croire que vous êtes sympa. Crève, sale bête !

– Faut l’achever, m’sieur !

– Il souffre trop, m’sieur, faut pas le laisser comme ça !

– Ouais, ça se fait pas !

Quoi ? Mais ça va pas, je suis pas un monstre ! Vous proposez quoi, que je le termine à coups de talons ? Les gosses insistent, je cède mais je propose mieux : je récupère l’animal et l’emmène chez un vétérinaire de ma connaissance, pas loin. Gros succès d’estime. J’enveloppe le pigeon dans un journal et m’éloigne sous les applaudissements. Je suis le bon Samaritain, je suis leur nouvel espoir, je suis Luke Skywalker. Une fois hors de vue, je balance le linceul de papier et son contenu dans une poubelle verte. Un véto, je te demande un peu !

Dans le métro, pendant qu’un accordéoniste roumain règle son différend personnel avec Prévert & Kosma, je feuillette le 20 minutes du jour et je tombe sur mon horoscope : « Vous allez tuer quelqu’un et obtenir un gros contrat. » Moi, l’astrologie, j’y crois à mort.