– Tu te fous de moi ?
– Ben, non…
– Tu es en train de me dire que tu as un blocage mental quand un canon t’invite à boire un verre ?
– Oh, un canon…
– Quoi ? Elle s’est pris un jet d’acide dans la tronche depuis que tu l’as vue ?
– Non, non… mais…
– Bon alors, tais-toi !
Je ne suis pas très à l’aise quand on m’engueule en public. J’ai l’impression de retomber en enfance, quand ma mère m’expliquait à haute voix dans le bus qu’elle avait autre chose à faire que de ramasser mes slips sales dans ma chambre. Et là, Norbert me passe un savon en pleine boulangerie. Je surprends dans les miroirs des sourires gênés et des regards de biais, même le gamin Haribo semble ne rien perdre de la scène. Et, comme de bien entendu, une cliente à chignon commande tout le magasin : trois baguettes dont une coupée en deux, un pain de campagne, vous me le tranchez s’il-vous-plaît, deux religieuses, un mille-feuilles et des chouquettes, et puis mettez-moi donc un chiabata au chorizo. Ces gens-là, on devrait les stériliser.
– Bon, il faut tout reprendre depuis le début.
– Je suis né le 12 février…
– C’est ça, fais le malin ! En fait, t’es devenu complètement demeuré le jour où tu as reçu l’invitation à cette soirée d’anciens élèves. Une baguette, s’il-vous-plaît.
– Demeuré, c’est peut-être un peu exagéré…
– Non, non, demeuré ! Je sais ce que je dis ! Merci madame, au revoir !
Nous sommes à peine sortis de la boulangerie qu’une explosion de rires fait trembler la vitrine. J’ai les noms, je me vengerai.
– Tu étais avec une fille géniale et tu l’as plaquée du jour au lendemain à cause de cette soirée pourrie sans être capable d’expliquer pourquoi. Tu frôles l’infarctus avant d’aller à un rencart. Et tu te proposes d’écrire un livre sur les anciens du bahut ?
Je laisse parler Norbert, tandis que nous débouchons sur la place Félix-Eboué. J’aime bien cet endroit, où l’élégance des immeubles anciens semble faire la nique à la banalité des parallélépipèdes rectangles de la rue de Reuilly. Au passage piéton, nous croisons des collégiens hirsutes qui fument des cigarettes plus longues que leurs doigts. Sur un arbre, je vois un avis de recherche pour un chat noir : « Merdouille a disparu depuis le 16 juin. » Il a dû s’enfuir de chez ces tarés, oui !
– Tu m’écoutes ?
– Oui, oui… Je suis débile et régressif, un vrai loser.
– Non, ducon, je te demandai si tu aimais le hachis d’agneau.
Norbert aime beaucoup sa femme et manger de la viande. Sa femme aime beaucoup Norbert mais considère que les carnivores sont des assassins. Donc, quand Norbert veut manger de la bonne barbaque, il vient cuisiner chez moi. Au menu d’aujourd’hui : du riz à l’agneau, une recette libanaise avec des oignons, des raisins secs et de la menthe.
– C’est bon, dis donc !
– Un peu que c’est bon ! Tu sens ce parfum ?
– Oui… c’est de la menthe, quoi !
– Un philistin, voilà ce que tu es. Bon ! Qu’est-ce qu’on va faire de toi ?
– … ?
– Le problème vient visiblement de ton année de Terminale. Qu’est-ce qui c’est passé, cette année-là ?
– … euh, j’ai passé mon bac ?
– Allez, sors ta photo de classe.
– Je… je ne sais pas si je l’ai encore…
– Et moi, je suis Voldemort ! Magne-toi !
À contre-cœur, je me lève de table et me dirige vers le placard au bout du couloir. Je l’ouvre et Actarus me tend la chemise en carton « Lycée ». Il a son petit rictus habituel, je lui envoie mon fulguro-genoux dans le bas-ventre. Mon dossier à charge sous le bras, je me dirige vers le salon quand on frappe à la porte d’entrée. Un toc-toc-toc énergique et viril, qui délivre un message : « Moi, je n’utilise pas la sonnette, et t’as intérêt à rappliquer dare-dare si tu tiens à ta porte ! » J’ouvre, tout tremblant, et je tombe sur trois types taillés dans des colonnes Maurice avec des T-shirts « Taekwondo Club de Saint-Mandé ».
– Gaspard Vilain ?
Oui, c’est moi. Malheureusement.